Thrilling Cities de Ian Fleming s’était vu édité et traduit en France sous le titre de Des villes pour James Bond en 1965. Près de 60 ans plus tard, une nouvelle réédition, accompagnée pour l’occasion d’une toute nouvelle traduction verra le jour aux éditions Arthaud (groupe Flammarion) ce 28 février 2024 sous le titre Les Villes Électriques.
Romancier, Ian Fleming fut aussi journaliste. En 1959 et 1960, il effectue un tour du monde pour le Sunday Times qui publie en feuilleton ses récits de voyages à Hong Kong, Macao, Tokyo, Honolulu, Los Angeles, Las Vegas, Chicago, New York, Hambourg, Berlin, Vienne, Genève, Naples et Monte-Carlo. Tel un agent double, Fleming met à profit ces reportages pour mener une grande enquête sur la criminalité mondiale et les trafics en tous genres (or, drogue, prostitution), inépuisables sources d’inspiration pour ses romans. Ces récits de voyages constitueront d’ailleurs un trésor pour les scénaristes et réalisateurs de la saga James Bond, résolument fidèles à « l’esprit Fleming ».
Observateur clairvoyant, passionné de géopolitique, Ian Fleming prophétise, entre les lignes de ces Villes électriques, la montée en puissance de l’Asie, les paradis fiscaux, le tourisme de masse, l’avènement des narcos, la course à l’armement nucléaire, le pouvoir grandissant des médias et la perte d’influence de l’Occident.
À l’occasion de cette sortie, nous avons pu un peu discuter avec Tristan Savin, le traducteur de cette nouvelle édition, qui nous en dit plus sur l’origine de ce projet et son approche lors de la traduction :
Comment vous est venue l’idée de republier aujourd’hui ce livre de Fleming ?
Par le plus grand des hasards : en rangeant un jour ma bibliothèque (je collectionne les livres depuis 30 ans), je suis tombé sur cette vieille édition reliée en toile noire de 1965 (l’année de ma naissance), achetée il y a longtemps chez un bouquiniste : Des villes pour James Bond. J’ai alors réalisé que ce livre passionnant n’avait curieusement jamais été réédité en France. Peu de temps après, au cours d’un dîner chez la directrice des éditions Arthaud, Valérie Dumeige, celle-ci m’a demandé si j’avais des idées de récits de voyage à republier et je lui ai aussitôt répondu : celui de Fleming ! Le plus incroyable : après le dîner, son mari a allumé la télévision et nous sommes tombés sur la rediffusion du James Bond Rien que pour vos yeux. Comme un signe du destin ! L’affaire était pliée…
Pourquoi avoir décidé de faire une nouvelle traduction plutôt qu’utiliser l’ancienne ? (Je demande car les romans de James Bond en eux-mêmes sont republiés à chaque réédition avec les traduction vieillottes des années 60 qu’aucun éditeur ne semble vouloir re-traduire plus fidèlement).
Pour une raison très simple : la première traduction française de Plon était trop datée (l’argot policier des années 60 a mal vieilli), et un peu bâclée (sans doute à cause de la pression d’un éditeur désireux de profiter du succès naissant de Bond au cinéma), avec pas mal d’erreurs factuelles et un style souvent lourdingue, loin de la finesse de l’humour british, et cela ne rendait pas vraiment honneur à la plume particulière de Ian Fleming. Voilà aussi pourquoi nous avons retraduit le titre original du livre, Thrilling Cities : le qualificatif « électrique » colle mieux, il me semble, à l’ambiance générale de villes comme Tokyo, Hong Kong, Los Angeles, Chicago ou Las Vegas. C’est le frisson ressenti par Fleming dans leurs rues, la nuit.
Quelle a été votre approche pour la traduction en elle-même ?
J’ai pris le parti d’une traduction la plus fidèle possible, quasiment littérale, en étudiant de près le langage propre à Ian Fleming, dont j’ai bien sûr relu les romans, mais aussi les nouvelles : ce mélange novateur à son époque de termes techniques, d’argot chic, de jeux de mots, de références culturelles souvent pointues mais aussi de néologismes : certains termes ne sont même pas dans les dictionnaires ! Et si vous proposez ses phrases à une intelligence artificielle, le résultat sera incompréhensible ! Pour y parvenir, il fallait me glisser dans sa peau, penser comme lui (les biographies m’ont beaucoup aidé, ainsi qu’un long entretien que m’avait accordé le romancier anglais Sebastian Faulks, auteur d’une suite aux James Bond, Le Diable l’emporte) : être « inside the mind of » comme on dit à propos d’un biopic. Un vrai challenge mais aussi un pur plaisir quand on aime la langue, les mots et les écrivains. J’ai revu tous les films, dans l’ordre de leur parution, y compris les bonus des DVD. J’y ai travaillé dix heures par jour pendant six mois, y compris le week-end, et je me suis vraiment régalé, j’ai appris plein de choses (Fleming était curieux de tout, très cultivé, et vraiment drôle), j’espère que cela se sent à la lecture de cette nouvelle traduction.
Les bons passages comme les moins politiquement corrects ont donc été fidèlement conservés ? (Je demande car c’est à la mode en ce moment de republier des éditions expurgées/auto-censurées de vieux livres, y compris ceux des aventures de James Bond…) ?
J’ai décidé, en accord avec l’éditrice, de ne rien expurger, de ne surtout pas censurer Fleming avec les lunettes du « politiquement et sexuellement correct » qui sévit de nos jours chez les Anglo-Saxons (comme on l’a vu avec Agatha Christie et Roald Dahl), y compris les propos parfois sexistes, colonialistes, élitistes, voire un poil racistes… Mais comme les mœurs ont beaucoup changé depuis les années 60, nous avons pris soin de publier un avertissement : une « note du traducteur » en début d’ouvrage, expliquant ce choix : il faut replacer les reportages de ce tour du monde dans le contexte de l’époque (l’après-guerre) et savoir que les reportages de Fleming s’adressaient au lectorat conservateur du journal britannique Sunday Times). C’est donc aux lecteurs d’aujourd’hui de se faire leur propre opinion !
Selon vos mots, quels ont été les passages les plus marquants du livre et ceux qui risquent d’étonner les lecteurs ?
Ce qui m’a le plus étonné, et étonnera probablement tout lecteur attentif, c’est cette constatation : certaines remarques de Fleming sur l’état du monde sont toujours d’actualité… 65 ans après ! Qu’il s’agisse du trafic de drogue, de l’influence des médias, du tourisme de masse, de la course à l’armement, de la menace russe et chinoise, entre autres. Quant aux passages marquants, pour un fan de James Bond, ce sont ces atmosphères que l’on retrouve par la suite dans quasiment tous les films, car Fleming met en scène ses récits de voyage comme ses thrillers d’espionnage : ambiance des casinos (à Macao, Vegas et Monte-Carlo), séance de massage avec une charmante japonaise en bikini, souvenirs de guerres (chaude et froide) à Berlin, rencontre avec un certain « Tigre » (il donnera ce nom au chef du renseignement nippon dans On ne vit que deux fois), sans oublier repas très exotique avec des geishas, hôtels de luxe et cocktails alcoolisés : en lisant ce livre, on imagine tout de suite Sean Connery ! Dans ses reportages, Fleming s’amuse d’ailleurs à glisser des clins d’œil aux lecteurs de ses romans : à Las Vegas, il prend un hôtel situé à l’angle de… Bond road. A Hawaï, il veut absolument dîner dans un restaurant appelé « Le fumoir de M. » Et au casino de Monte-Carlo, une femme énigmatique lui demande ce que ferait James Bond à sa place. Il jongle sans cesse avec la réalité et la fiction.
Des villes pour James Bond sera publié en version papier (320 pages) le 28 février à un prix prévisionnel de 22 €. (La nouvelle 007 in New York incluse dans certaines éditions en langue originales ne sera pas présente). Un extrait est disponible sur le site d’Arthaud.
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