Après Moonraker, pour Rien que pour vos yeux il était question de faire revenir Bond sur Terre (au sans propre comme au figuré), soit de laisser le spectaculaire et les gadgets de côté afin de revenir à un Bond du style de Bons baisers de Russie ou d’Au service secret de Sa Majesté.
Comme le précise The James Bond Archives, c’est d’abord l’écrivain et scénariste Ronald Hardy qui s’y colle et qui propose en septembre 1979 un script sans gadgets avec un méchant nommée Krek, un homme d’affaire qui est fasciné par l’Égypte et qui compte provoquer une catastrophe écologique en se servant de déchets nucléaires. L’intrigue tourne autour d’une jeune femme, Julia Havelock, dont les parents ont été assassinés par un certain Gonzales. L’histoire commençait par l’enterrement de 006 (avec qui Julia avait une relation) et Bond était chargé d’enquêter sur la mort de son collègue. Ce scénario fut finalement rejeté.
Richard Maibaum, qui avait participé à l’écriture de pas mal de James Bond, travaille un nouveau script et propose a Michael G. Wilson de venir l’écrire avec lui. Le duo restera en place à l’écriture des James Bond jusqu’à Permis de tuer. Le 14 avril 1980, ils livrent un script pour Rien que pour vos yeux qui fournit l’ossature de la version finale (il y avait cependant une intrigue secondaire dans laquelle il était question d’un traitre au sein du MI6).
Le script de Rien que pour vos yeux est le plus Flemingien de l’ère Moore. Ce sera en fait le seul film de Moore dont le scénario reprendra vraiment des éléments (autre que le titre et les noms des personnages) puisés dans la littérature bondienne. Le recueil de nouvelles Bons baisers de Paris (For Your Eyes Only) fut une véritable source d’inspiration puisque l’on retrouve dans le film l’histoire de Judy Havelock qui cherche à se venger de la mort de ses parents (avec un arc) tués par un certain Gonzales, tirée de la nouvelle Top secret (For Your Eyes Only). Mais aussi l’histoire du faux méchant et du raid sur l’entrepôt de drogue qui provient de la nouvelle Risico contienant les personnages de Enrico Columbo, Kristatos et une certaine Lisl Baum. Sans oublier que la scène où Bond et Solitaire étaient tirés par un bateau dans le roman Vivre et laisser mourir se retrouve dans le scénario de Rien que pour vos yeux.
Le script que nous avons fait 122 pages et est écrit par Richard Maibaum et Michael G. Wilson. Il est daté du 12 août 1980 et est très fidèle au film.
Rien que pour vos yeux :
Le script s’ouvre sur une séquence de pré-générique qui est presque identique à celle du film à ceci près que lorsque l’« homme dans le fauteuil roulant » ou « homme au chat » (selon les pages) prend la parole pour la première fois, il y a une petite référence à Les diamants sont éternels (1971), une façon prudente de faire comprendre au public qu’il s’agit bien de Blofeld :
Bonjour, Mr Bond. J’ai pensé que nous devrions fêter le dixième anniversaire de notre dernière rencontre. Ne soyez pas trop inquiété par le sort du pilote, c’était un de mes hommes les moins utiles.
À un moment, l’homme fait passer l’hélicoptère sous un pont et dit à 007 :
Relax, Mr Bond. Je ne veux pas vous voir mourir à la télévision. Vous allez attendre jusqu’à ce que je puisse le savourer de mes propres yeux.
Pour sortir de l’hélicoptère, Bond utilise son Walther afin de tirer sur la serrure de la porte, et lorsque que l’hélicoptère passait à travers le bâtiment, ce ne devait pas être un vol en ligne droite : Bond devait diriger l’aéronef dans diverses galeries et en sortir par un trou situé dans le toit.
En règle général l’homme dans le fauteuil roulant est beaucoup moins bavard que dans le film, par exemple lorsque 007 empale le fauteuil avec l’hélicoptère, l’homme ne parle pas (donc pas lignes de dialogues en acier inox). Bond ne largue pas l’homme et son fauteuil dans une cheminée, mais dans la Tamise où il tombe dans l’eau avec un « splash comme dans les grandes fontaines ». 007 lance « sombrement » un de ses jeu de mots : « The party’s a washout… » (la fête est un fiasco, wash-out connotant aussi lavage/nettoyage) et le générique se lance.
La suite du script se déroule de la même manière que le film, fait intéressant : le Triana (bateau des parents de Melina) est décrit comme similaire au Calypso de Jacques Cousteau. Gonzales est quant à lui décrit comme « un cubain rondelet qui semble amical et qui est dans sa trentaine avec des cheveux bouclés et plusieurs dents en or ». Le script inclu un échange entre Timothy Havelock et le perroquet Max :
– Havelock : Entre dedans [la cage], Max.
– Max : Pas possible, pas possible [can’t get it up qui veut aussi dire ne pas pouvoir bander en français].
– Havelock : Surveille ton langage Max. Melina arrive.
La première grosse différence intervient dans le bureau de Moneypenny. Beaucoup d’entre vous ne sont pas sans savoir que Bernard Lee, l’acteur qui interprétait M depuis Dr No, est décédé des suites d’un cancer de l’estomac le 16 janvier 1981. Le film était encore au stade du tournage et la scène traditionnelle dans le bureau du personnage n’avait pas encore été filmée. L’acteur, malgré son état de santé, aurait apparemment essayé de participer a une scène du film, mais ce fut trop pour lui et il dû s’excuser. En conséquence, en guise d’hommage à l’acteur qui venait de mourir, il fut décidé de réécrire un tout petit peu le scénario afin de ne pas inclure le personnage de M dans le film. À ce jour, Rien que pour vous yeux est le seul James Bond d’EON dans lequel M n’apparait pas. Notre script possède la scène du bureau « originale » avec le personnage de M, qui est au final presque exactement la même que dans le film (avec Tanner et Frederick Gray) :
– Moneypenny : James !
– Bond : Moneypenny, un festin pour mon regard.
– Moneypenny : Et pour le restant de votre personne ?
(Il l’embrasse par-derrière.)
– Bond : J’allais aborder le sujet…
(Elle se dégage.)
– Moneypenny : Malheureusement M veut vous voir immédiatement…
– Bond : Je reviens tout de suite…
– Moneypenny : Je ne peux pas attendre…
(Il entre dans le bureau de M, Bill Tanner se trouve là aussi.)
– Bond : Monsieur, Chef d’État-Major.
– M (pas le temps pour les politesses) : Êtes-vous au courant de notre notre système A.T.A.C., double-zéro sept ?
– Bond : A.T.A.C., Automatic Targeting Attack Communicator. Utilise un émetteur codé à fréquence ultra-basse qui ordonne à nos sous-marins le tir de missiles balistiques.
– M : Voilà cinq jours, notre navire-espion, le St Georges, a coulé dans la mer Ionienne. Il était équipé de l’A.T.A.C.
– Tanner : Si jamais cet émetteur tombait entre de mauvaises mains, notre flotte Polaris entière deviendrait inutile.
– Bond : Chacun de nos ordres pourrait êtres contrés.
– M : Pire. Nos sous-marins pourraient recevoir l’ordre d’attaquer nos propres villes.
– Bond : Avons-nous commencé une opération de récupération, monsieur ?
– M : Une opération officielle était hors de question. Le St Georges était au large des côtes albanaises.
– Tanner : Nous avons demandé à Sir Timothy Havelock, l’archéologue marin, de repérer l’épave en secret. Avant que son rapport ne nous parvienne, lui et sa femme ont été tués par un tueur Cubain, Hector Gonzales. La police grecque a plus l’identifier depuis une description de Melina, la fille de Havelock. Opération Undertow. Toutes les informations sont ici [un dossier Rien que pour vos yeux].
– M : Gonzales est dans une villa près de Madrid. Isolez-le et appliquez la pression nécessaire pour découvrir qui l’a engagé…
Dans la scène suivante, Bond se retrouve en Espagne au volant de sa voiture dont la marque n’est pas précisée (« Bond’s car »). Cette séquence et celles qui la suivent sont sensiblement les même que dans le film sauf que le script demande une fille « nue » près de la piscine et ce sont des Mercedes et non pas des Peugeots qui poursuivent la 2CV (d’une couleur inconnue) et Bond est un peu moins bavard dans cette poursuite qui est un tout petit peu moins élaboré que dans le film (mais en règle général, toutes les séquences d’action que l’on retrouve dans le film sont vraiment décrites avec grand détails dans le script).
Dans la scène suivante, lorsque Melina quitte l’hôtel, le script nous dit que « L’expression de James Bond est curieusement triste. Lui, grand amant, a rencontré une nouvelle sorte d’obstacle sexuel ». Richard Maibaum dira plus tard en 1983 au magazine Starlog que : « Nous avons essayé de revenir aux anciens films [de James Bond] pour Rien que pour vos yeux, mais nous n’avions pas Sean pour le rendre réel. Et j’ai été très déçu de la façon dont l’histoire d’amour a été traitée. L’idée était que le grand amant qu’est James Bond ne peut pas avoir une chance avec cette femme car elle est tellement obsédée par venger la mort de ses parents. Rien n’a été fait avec cela. C’était comme si le réalisateur ne se sentait pas qu’il y avait là une histoire d’amour au final ».
Le scénario enchaine sur une scène dans le bureau du Ministre, sauf que la plupart des dialogues qui sont prononcés par Tanner dans le film, sont prononcés par M. Arrivé dans le Q’s Lab, il y a le gag du bras plâtré, et Bond demande à Q s’il existe un modèle pour les jambes, Q lui répond qu’il travaille dessus et 007 : « le KGB devrait prend son pied avec cela » (The KGB should get a kick out of that). Bond dit que le parapluie serait bien pour le Wimbledon (un tournoi de tennis) et il n’y a pas la voiture en « reconstruction ». À nouveau ce n’est pas Tanner qui est informé que l’homme sur l’Identigraph est Locque, mais M.
Nous retrouvons Bond qui se rend à Cortina d’Ampezzo au volant de la « Bond’s car (du même type que celle que l’on a vue en Espagne, mais d’une couleur différente) ». Bond rencontre Ferrara, Bibi Dahl (17 ans, nous précise-t-on) et Ari Kristatos (lui a environ 55 ans). Kristatos donne d’ailleurs quelques informations sur Bibi :
– Kristatos : Une fille américaine d’une famille désunie, je l’ai prise sous ma tutelle… afin de lui donner l’entrainement qu’elle mérite mais que ses parents ne pouvaient pas s’offrir. Le jour où elle gagnera la médaille d’or sera le plus beau de ma vie.
Lorsque Kristatos présente Jacoba Brink (l’entraîneuse de Bibi) à Bond, 007 dit : « J’ai déjà entendu parler de Jacoba Brink ».
Le script nous précise aussi que lorsque Bond va voir la fleuriste pour lui dire d’envoyer les fleurs aux obsèques du motard, il lui donne 20,000 lire (ce qui équivaut aujourd’hui a environ 6071 euros, Bond est donc très généreux). Et après les dialogues avec Melina sont un peu différents :
– Melina : Vous avez sauvé ma vie.
– Bond : Vous avez sauvé la mienne à Madrid. Pourquoi êtes-vous à Cortina ?
– Melina : Ce message, pour se rencontrer aujourd’hui au Albergo Aurora.
– Bond : Ce message ?
– Melina : Le Consul britannique à Corfou a téléphoné au Triana et l’a transmis. Il a dit que je saurais qui l’avait envoyé, je pensais que c’était vous.
– Bond : Ça ne l’était pas, et ce n’était pas le Consul, mais ça explique ces motos. Je n’ai jamais envoyé de télégramme. Montez. La gare.
Plus tard Bond accompagne Bibi au biathlon où ils voient le champion est-allemand Erich Kriegler. La poursuite à ski qui sera filmée sera fidèle à celle décrite dans le script, sauf que les hommes dans le bobsleigh, déconcentrés par Bond, devaient se crasher. L’histoire se déplace à la patinoire où le script inclu évidemment la scène coupée, « A snow job » commente Bond en recouvrant un homme de main de neige. Bond ne se rend pas tout de suite compte que Ferrara est mort :
Ferrara est assis devant. Bond a soudainement très peur lorsqu’il s’approche de la voiture.
– Bond : On a beaucoup de choses à démêler. Où peut-on avoir un verre ?
Ferrara reste silencieux et ne bouge pas. Bond se tourne vers lui.
Dans la scène suivante où Bond retrouve Melina sur un quai à Corfou, les choses changent légèrement, le désir de vengeance de Melina est notamment plus évoqué :
– Melina : James ! Comment saviez-vous que j’étais ici ?
– Bond : J’ai appelé le bateau. Ils ont dit que vous veniez juste de le quitter.
– Melina : Est-ce que vous avez quelque chose à me dire ?
– Bond : Je vais rencontrer un homme qui pourrait être utile, ce soir au casino.
– Melina : Où vous êtes descendu ?
– Bond : The Corfu Palace.
– Melina : Je vous téléphonerais là-bas. Quand rentrez-vous du casino ?
– Bond : Melina, je sais comment vous vous sentez, et vous avez été très patiente…
– Melina : Je ne sais pas encore combien de temps je vais tenir. Je travaille nuit et jour pour me maintenir occupée, mais je n’oublie jamais, pas même un moment, ce que j’ai juré de faire.
– Bond : En fait, j’ai appelé pour vous mettre en garde. Après votre départ de Cortina, j’ai rencontré quelques personnes de plus qui étaient extrêmement hostiles. Alors soyez prudente.
– Melina : Prudente ? Je leur souhaite la bienvenue. Je dois préparer des provisions pour l’équipage. Venez si vous voulez.
Ils marchent dans les rues de Corfou :
– Bond : J’aime Corfou. Où est votre maison, Melina ?
– Melina : Ma maison a toujours été le Triana, la mer, les iles grecques, la Turquie, l’Afrique du Nord, partout où nous amenait le travail de mon père…
– Bond : Des gitans marins. N’est-ce pas une vie solitaire pour une jeune fille ?
– Melina : Je ne l’ai jamais pensé, l’équipage m’a gâté… puis je suis allé dans un pensionnat en Angleterre et après cela le Scripp’s Oceanography Institute de Californie. (À un vendeur de melons) Deux caisses de cela. Amenez-les sur les quais pour six heures…
[…]
(Bond la voit sourire)
– Bond : C’est mieux… un rayon de soleil grec.
– Melina : Je ne suis pas vraiment une personne triste. C’est juste cela… Je dois partir…
– Bond : Pas maintenant, s’il vous plaît.
Ils sont maintenant dans un jardin :
– Melina : J’aime les couchés de soleil égéen. Comme mon père… Pourquoi quelqu’un a voulu le tuer ? Il voulait seulement enrichir la vie des gens. (Bond passe ses mains autour d’elle, elle tourne son visage vers lui et ils finissent par s’embrasser…). Je n’aurais pas du laisser cela arriver, pas maintenant, nous devrions partir…
Dans les scènes suivantes Bond est au casino où il rencontre Kristatos, la comtesse Lisl et aperçoit Milos Columbo décrit comme un homme « bronzé, bien soigné et bien habillé, il a dans la cinquantaine » (l’appareil enregistreur de Columbo est dans une chaise et non dans un porte bougie). Chose amusante, lorsque Bond suit Lisl jusqu’à sa maison sur la plage (d’ailleurs il l’appâte en lui promettant un bijou en diamant), le script nous dit que 007 a un « look things-I-do-for-England ».
La suite est similaire au film (mort de Lisl, Columbo, l’entrepôt). Pour la mort de Locque Bond se contente de donner un « une petit poussée » à la voiture de son ennemi et dit un fois celui mort : « Il n’a jamais eu meilleure mine ». Il y a la scène coupée de « l’oiseau de nuit » juste après la séquence sous l’eau au temple submergé (temple d’Apollo, nous dit le script)… Par la suite, Bond ne se débarrasse pas du sous-marin ennemi en le bloquant dans un trou : celui-ci, endommagé, s’éloigne de Bond et Melina.
Lorsque l’histoire se déplace à Saint Cyril’s, ce n’est pas Q qui rencontre Bond dans le confessionnal, mais M déguisé en prêtre orthodoxe (mêmes dialogues que le film sauf que Bond donne du « monsieur »). Enfin, dans le monastère, différence notable : Bond ne jette pas l’ATAC dans le vide, il le garde dans ses mains et le Général Gogol repart broucouille sans rien.
– Kristatos : Voyons qui coupe la gorge à qui, Milos !
– Columbo : J’aurais dû couper la tienne il y a quarante ans !
La fin du script est également différente de celle du film : près du Triana et du temple englouti, des plongeurs de Colombo se rendent sous l’eau de nuit avec des lampes. Nous pouvons voir les silhouettes de Bond et Melina, nues, nager près du temple. Sur le pont d’un bateau qui se trouve à la surface, il y a Columbo, un bras en écharpe, Bibi et Brink.
Bibi : Ce n’est pas super ? Oncle Milos est mon nouveau sponsor !
M et le Ministre arrivent sur le pont du bateau, le ministre demande si l’on ne devrait pas saluer le Triana ? Columbo illumine le Triana avec des projecteurs et la lumière révèle Bond et Melina sur un matelas, un sceau de champagne à côté d’eux. Melina essaye de se recouvrir avec une large serviette et Columbo éteint la lumière et tend un haut-parleur au Ministre.
Ministre : Félicitation, Mr Bond. Nous nous sommes tous réjouis de votre performance.
M : Ne lambinez pas trop longtemps, double-zéro sept. On a besoin de vous pour le service actif. Alors au boulot.
Melina est toujours drapé dans sa serviette, Max (le perroquet) est dans sa cage.
Melina : Rien que pour vos yeux, chéris.
Max : Chéri, chéri…
La caméra suit la serviette que Mélina lance sur la cage de Max qui siffle et FIN.
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Bravo pour ce nouveau travail.
Le sujet des anciennes versions de scripts n’intéresse généralement qu’un public ciblé, mais j’en fais bien volontiers partie 😉
J’attends le prochain article avec impatience.
PS : Attention toutefois aux coquilles.