Si les livres de Ian Fleming sont chroniqués, détaillés et amplement couverts chez nos voisins anglais, la France est assez pauvre en auteurs qui se sont penchés sur le phénomène littéraire qu’est James Bond. Heureusement, il y a quelques auteurs francophones tels Jacques Layani, qui ont accordé à l’auteur britannique toute l’attention qu’il méritait. Cela s’est traduit en 2008 par la publication de l’excellent ouvrage Ian Fleming : On ne lit que deux fois (disponible sur amazon en version papier et en ebook). À l’occasion du 60e anniversaire de la publication de Casino Royale, Jacques Layani a accepté de partager avec nous, une chronique sur Ian Fleming et son art d’écrire.
Pendant 007 articles (comme le veut le matricule du site), il va nous faire découvrir tous les secrets de construction des romans de Fleming, la mise en scène du Bond littéraire, ce qui fait de ce héros un personnage si original, ainsi que toutes les façons si particulières dont l’écrivain dispose pour créer ce monde fantasmé de l’espionnage.
« Entourez-vous d’êtres humains, mon cher James. Il est plus facile de se battre pour eux que pour des principes. Mais… ne me décevez pas en devenant humain vous-même. Nous perdrions une merveilleuse machine. »
Mathis dans Casino Royale – Ian Fleming, 1953
Le sens des détails
Ce Bond trop humain est un célibataire raffiné, le plus souvent vêtu de bleu foncé, très préoccupé de ce qu’il mange et boit. Les descriptions de repas sont extrêmement fréquentes. Elles sont détaillées, allant jusqu’à la composition des sauces. Les alcools sont cités nommément, les cocktails disséqués. Fleming, amoureux du raffinement et des plaisirs, est par ailleurs un homme simple. Il dîne chez Scott, grand restaurant occupant tout l’angle de deux rues de Londres dans Haymarket, près de Piccadilly Circus, mais, dans cet établissement prestigieux, se fait servir une sole ou des œufs brouillés.1
Les descriptions de l’habillement, et souvent celles du costume féminin, sont celles d’un connaisseur. Outre qu’elles sont plutôt inhabituelles dans les romans d’espionnage, elles montrent que Fleming s’intéressait aux femmes d’une façon un peu différente, quoi qu’on dise, des hommes de son temps : ceux-ci ne devaient pas être nombreux à pouvoir décrire dans le détail des toilettes féminines en nommant les tissus par leur nom, les vêtements par leur coupe, les couleurs par leurs nuances. Une autre présence est celle – totalement nouvelle alors – des marques (boissons, objets, armes, voitures…), abondamment citées et illustrant la distinction, voire le snobisme, jamais le « matuvuisme ». Elles ne comportent aucune signification commerciale. Le personnage de l’agent secret est campé entre autres par ses goûts culinaires, ses cocktails, son tabac venu de Macédoine (cigarettes Morland spéciales à triple anneau d’or)2, ses vêtements, sa Bentley grise décapotable 4, 5 litres à compresseur Amherst-Villiers achetée d’occasion, puis transformée, mais aussi par sa chance et son habileté aux cartes et à la roulette, et sa main posée sur le pistolet placé sous son oreiller lorsqu’il dort.
Le travail, la mort et l’ennui
Bond redoute par-dessus tout l’ennui, mal dont Fleming souffrait lui-même. Plusieurs récits commencent par cette vision de l’agent se morfondant depuis des semaines dans son bureau où rien ne se passe (à tel point que le titre initialement choisi pour Moonraker était Mondays are Hell, soit Le lundi, c’est l’enfer, réflexion typique du bureaucrate désespéré par la routine).
Si Bond est à nos yeux alcoolique au dernier degré, l’imaginaire de l’époque fait que cet état est présenté comme tout à fait normal. Le mot, naturellement, n’est jamais prononcé. Boire est naturel, y compris en grande quantité. Ce n’est même pas une preuve de virilité supposée. On reste au stade de la gourmandise, de la sensualité, du bien-vivre. Ce sont les critères du temps, d’où est exclue toute notion de santé.
Bond, à qui son matricule – nul ne l’ignore – donne le droit de tuer en service actif,3 le fait toujours avec beaucoup de réticence, avec dégoût, la plupart du temps en représailles d’un mal fait à ses amis ou à lui-même. Dans Chauds les glaçons !, il va jusqu’à compter le nombre de ses victimes, en le regrettant et avec une nuance d’écœurement. Bond n’aime pas la mort. Il peut même se reprocher la disparition de certaines personnes que, à tort ou à raison, il impute à une faute personnelle (Quarrel dans James Bond contre Docteur No, Jill Masterton dans Goldfinger…). Ce dégoût de la mort qu’il peut être amené à donner est présent dans tous les livres. Il espère sans cesse ne pas y être contraint… au point de se retrouver parfois lui-même en mauvaise posture, voire en grand danger, pour n’avoir pas voulu tuer (L’Homme au pistolet d’or) ; au point d’enfreindre un ordre parce que la cible est une femme, ce qu’il ignorait (« Bons Baisers de Berlin »).
Ses rapports avec son chef, « M », sont particulièrement intéressants. Au bout du compte, « M » est la seule personne devant qui Bond se tait, avec qui il ne la « ramène » jamais, acceptant sans broncher d’éventuelles remontrances, supportant la mauvaise humeur qu’il manifeste quelquefois. À l’évidence, il s’agit d’un rapport père-fils, l’amusant étant que « M » est le surnom donné par Ian Fleming et ses frères… à leur mère.
Un héros sentimental ?
Surtout, ce qui est attachant, ce sont les états d’âme, pratiquement permanents, de l’agent secret. Dans Casino Royale, par exemple, a lieu une longue discussion au cours de laquelle il se pose le problème classique du bien et du mal, allant jusqu’à se demander si, finalement, ce n’était pas son adversaire Le Chiffre, agent du SMERSH, qui était dans le vrai, si ce n’était pas lui qui avait raison.
Tout n’est pas tout blanc ou tout noir dans l’univers bondien, à l’encontre des caricatures si courantes à propos de ce genre de littérature. Si Bond, dans les derniers paragraphes de Casino Royale, se décide finalement à consacrer ses efforts à lutter contre le SMERSH, c’est surtout, on le sent bien, en raison de la douleur qu’il vient d’éprouver lors du suicide de Vesper Lynd, agent double par la force des choses, agent double contrainte, manipulée par le bras armé du service secret soviétique. Dans la nouvelle « Le Spécimen rare de Hildebrand », il répugne à tuer un poisson et hésite devant la destruction par empoisonnement d’une certaine faune sous-marine. La sensibilité de l’agent est ainsi régulièrement exprimée, y compris dans des domaines où elle a tout pour étonner le lecteur. Empruntant l’avion, il pense que l’appareil peut tomber et qu’il pourrait mourir. Il lui arrive de commettre des erreurs d’appréciation, voire de prendre des décisions mal venues. Il se le reprochera amèrement, mais trop tard.
Ces états d’âme sont fort bien rendus. Le lecteur, les partageant, a le sentiment de tout voir à travers les yeux de 007. Tout part de lui, et cette personnalisation de l’horizon, du décor, ajoute à l’intimisme. Une importance extrême est donnée aux regards. À longueur de romans, Bond scrute les regards de ceux qu’il côtoie, tente de les déchiffrer. À longueur de romans encore, Fleming décrit les regards des personnages qu’il anime. Le romancier étant particulièrement observateur, cette habitude du regard crée celle du détail, toujours rendu avec grande précision. Ce n’est pas seulement le sens de l’observation, qui représente le stade premier de l’espionnage, c’est surtout ce qu’il est convenu de nommer « l’œil littéraire » : une façon de transformer instantanément une vision en matériau.
Bond, comme tout un chacun, est sensible aux souvenirs évoqués par les chansons, et particulièrement par les chansons d’amour. On note qu’il s’agit de chansons françaises, que Fleming semble tout particulièrement apprécier, tout au moins celles qui s’« exportaient » alors. Dans Casino Royale, les Compagnons de la chanson sont évoqués. Dans Chauds les glaçons !, Tiffany Case écoute un disque de la firme Vox (la référence, Vox 500, est même fournie), qui se révèle une compilation de chansons d’amour. Il est précisé que Bond, chargé de changer le disque de face, saute délibérément « La Vie en rose », qui lui rappelle trop de souvenirs et qu’il ne peut plus entendre. Fleming ne précise pas ce dont il s’agit, mais le lecteur le sait : il s’agit d’un rappel de la soirée passée à Royale-les-Eaux en compagnie de Vesper Lynd (Casino Royale). Voici donc un professionnel autorisé à tuer au service de son pays, mais tout aussi capable de pleurer à la simple écoute d’une chanson de Piaf. James Bond, c’est également cela.
C’est encore cette forme de délicatesse : dans Opération Tonnerre, il vient de faire l’amour avec Domino et doit maintenant lui apprendre la mort de son frère, assassiné par Largo. Comme il ne veut pas que le souvenir que gardera la jeune femme de ces instants intimes soit entaché par l’horrible nouvelle, il l’emmène un peu plus loin, créant ainsi un espace-temps différent, sauvegardant le beau moment autant que faire se peut.
3. 007: durant la guerre, le double zéro constituait le code signifiant que le document sur lequel il se révélait apposé était ultra-secret. Fleming a imaginé en faire celui des agents anglais ayant déjà dû tuer par deux fois au cours de missions secrètes et qui, de ce fait, sont désormais autorisés à le faire.
À suivre…
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